Effondrement
Pour la famille, tante Bertha était un mythe: elle habitait Paris. "Et vous vous rendez compte, nous disait-elle
souvent, j'ai offert le gîte et le couvert aux Frères Jacques, pendant des années". Nous, franchement, les Frères
Jacques, on s'en tapait, à l'époque. Que le p'tit bout de la queue du chat dégouline comme de la confiture nous indifférait
complètement voire nous laissait de marbre. Elle revenait en Belgique une fois tous les deux ans, à peu près. C'était
jours de fête: sa gouaille et les anecdotes qu'elle narrait à propos de celles et ceux qu'elle se plaisait à appeler
"ses locataires" nous faisaient mourir de rire. C'est qu'elle avait le verbe haut, la Berthe, bien qu'elle n'ait pas
eu une vie facile: son mari alcoolique l'abandonna alors qu'elle était enceinte. Il rejoignit la légion étrangère.
Sa fille rencontra mon parrain, quitta Paris pour lui (Ils se marièrent et eurent beaucoup beaucoup d'enfants), laissant
Bertha à son sort de concierge d'un immense bâtiment à Levallois-Perret. Elle vivait dans sa petite loge et dans les
escaliers, entourée de ses chats et, à ses dires, avait la jouissance d'un petit appartement, au sixième étage. Un jour,
dans un bar proche, elle fut accostée par une troupe de joyeux drilles qui chantaient, faisaient la manche, réclamant
une pièce, un quignon de pain, un verre, un lit... Ils semblaient si chouettes qu'elle les invita tous les quatre, sous son
toit. Elle dormirait dans sa loge. Ils restèrent là des années. Les Frères Jacques n'avaient pas encore le succès qu'ils
eurent quelques années plus tard. Ils dédommageaient ma tante (plutôt "ma grand-tante") au fur et à mesure de leurs
possibilités. Une de ses grandes joies? Lors de leur première à l'Olympia, ils l'invitèrent, au premier rang et deman-
dèrent au public de faire une ovation à Berthe Palmiseau "qui est notre hôtesse et notre concierge adorée".
Elle nous fut "utile" à deux reprises: dans les années '70, mon épouse et moi étions fous de théâtre. Nous passions
chaque année au moins une semaine à Paris pour voir le plus de pièces possible (généralement deux par jour, quand il
y avait "matinée"). Bertha, après avoir demandé l'avis de la plupart des locataires, nous autorisa à garer ma poubelle de
2CV dans la cour de "son" immeuble. Nous ne lui demandions rien d'autre, sachant qu'elle vivait chichement d'un
salaire dérisoire et des rares pourboires qu'elle recevait. Nous discutions une heure avec elle à l'aller puis une heure au
retour. Sa loge empestait le chat, les détritus, la crasse. Nous nous sommes vite rendu compte qu'elle vivait là,
éternellement, dans ses peut-être 20 m2. Plus tard, un service hospitalier téléphona à mon parrain: Bertha était au plus
mal. Elle mourut dans ses bras et dans ceux de mon père. Elle mourut de faim! C'était en 1985.
Il n'y a pas si longtemps, tout à fait par hasard, je tombe sur une vidéo du p'tit bout de la queue du chat qui dégouline
comme la confiture. Je repense à Bertha. Je me demande ce que sont devenus les Frères Jacques, m'informe, furète
et parviens à retrouver - par je ne sais quel biais - l'adresse et le n° de tél. d'un membre de ce groupe. Ce gentil
vieillard (bien sûr) se rappelait fort bien de ma tante... mais son histoire était sensiblement (euphémisme!) dif-
férente. Je me souviens que, l'entendant parler, mes mains tremblaient comme le mur qu'il était en train de
déconstruire à grands coups de masse. L'histoire vraie est la suivante: l'un des Frères avait hérité d'un appartement
rue Marius Aufan à Levallois. C'est là que, deux fois par semaine, ils se réunissaient pour répéter. Bertha adorait leurs
chansons et s'invitait régulièrement à leurs répétitions. Elle buvait leur café, partageait leurs biscuits et leurs éclats de
rire. Il lui arrivait de raccommoder un vêtement de scène. Pour la remercier de son assiduité, ils lui offrirent une
place à l'Olympia... mais d'ovation et de clin d'oeil, il n'en fut pas question.
Je remerciai l'homme et reposai le combiné sur son support. Jamais je n'ai dévoilé ce secret à la famille. Maintenant
que tous les "protagonistes" de cette histoire survolent l'au-delà des mers, je me permets de la raconter, ne craignant
qu'une chose: que Bertha ne vienne me titiller les orteils.