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Au presque quotidien
28 décembre 2014

Effondrement

Pour la famille, tante Bertha était un mythe: elle habitait Paris. "Et vous vous rendez compte, nous disait-elle 

souvent, j'ai offert le gîte et le couvert aux Frères Jacques, pendant des années". Nous, franchement, les Frères

Jacques, on s'en tapait, à l'époque. Que le p'tit bout de la queue du chat dégouline comme de la confiture nous indifférait

complètement voire nous laissait de marbre. Elle revenait en Belgique une fois tous les deux ans, à peu près. C'était

 jours de fête: sa gouaille et les anecdotes qu'elle narrait à propos de celles et ceux qu'elle se plaisait à appeler

"ses locataires" nous faisaient mourir de rire. C'est qu'elle avait le verbe haut, la Berthe, bien qu'elle n'ait pas

eu une vie facile: son mari alcoolique l'abandonna alors qu'elle était enceinte. Il rejoignit la légion étrangère.

Sa fille rencontra mon parrain, quitta Paris pour lui (Ils se marièrent et eurent beaucoup beaucoup d'enfants), laissant

Bertha à son sort de concierge d'un immense bâtiment à Levallois-Perret. Elle vivait dans sa petite loge et dans les

escaliers, entourée de ses chats et, à ses dires, avait la jouissance d'un petit appartement, au sixième étage. Un jour,

dans un bar proche, elle fut accostée par une troupe de joyeux drilles qui chantaient, faisaient la manche, réclamant

une pièce, un quignon de pain, un verre, un lit... Ils semblaient si chouettes qu'elle les invita tous les quatre, sous son

toit. Elle dormirait dans sa loge. Ils restèrent là des années. Les Frères Jacques n'avaient pas encore le succès qu'ils

eurent quelques années plus tard. Ils dédommageaient ma tante (plutôt "ma grand-tante") au fur et à mesure de leurs

possibilités. Une de ses grandes joies? Lors de leur première à l'Olympia, ils l'invitèrent, au premier rang et deman-

dèrent au public de faire une ovation à Berthe Palmiseau "qui est notre hôtesse et notre concierge adorée".

Elle nous fut "utile" à deux reprises: dans les années '70, mon épouse et moi étions fous de théâtre. Nous passions

chaque année au moins une semaine à Paris pour voir le plus de pièces possible (généralement deux par jour, quand il

y avait "matinée"). Bertha, après avoir demandé l'avis de la plupart des locataires, nous autorisa à garer ma poubelle de

2CV dans la cour de "son" immeuble. Nous ne lui demandions rien d'autre, sachant qu'elle vivait chichement d'un

salaire dérisoire et des rares pourboires qu'elle recevait. Nous discutions une heure avec elle à l'aller puis une heure au

retour. Sa loge empestait le chat, les détritus, la crasse. Nous nous sommes vite rendu compte qu'elle vivait là,

éternellement, dans ses peut-être 20 m2. Plus tard, un service hospitalier téléphona à mon parrain: Bertha était au plus

mal. Elle mourut dans ses bras et dans ceux de mon père. Elle mourut de faim! C'était en 1985. 

Il n'y a pas si longtemps, tout à fait par hasard, je tombe sur une vidéo du p'tit bout de la queue du chat qui dégouline 

comme la confiture. Je repense à Bertha. Je me demande ce que sont devenus les Frères Jacques, m'informe, furète

et parviens à retrouver - par je ne sais quel biais - l'adresse et le n° de tél. d'un membre de ce groupe. Ce gentil

vieillard (bien sûr) se rappelait fort bien de ma tante... mais son histoire était sensiblement (euphémisme!) dif-

férente. Je me souviens que, l'entendant parler, mes mains tremblaient comme le mur qu'il était en train de

déconstruire à grands coups de masse. L'histoire vraie est la suivante: l'un des Frères avait hérité d'un appartement

rue Marius Aufan à Levallois. C'est là que, deux fois par semaine, ils se réunissaient pour répéter. Bertha adorait leurs

chansons et s'invitait régulièrement à leurs répétitions. Elle buvait leur café, partageait leurs biscuits et leurs éclats de

rire. Il lui arrivait de raccommoder un vêtement de scène. Pour la remercier de son assiduité, ils lui offrirent une

place à l'Olympia... mais d'ovation et de clin d'oeil, il n'en fut pas question.

Je remerciai l'homme et reposai le combiné sur son support. Jamais je n'ai dévoilé ce secret à la famille. Maintenant

que tous les "protagonistes" de cette histoire survolent l'au-delà des mers, je me permets de la raconter, ne craignant

qu'une chose: que Bertha ne vienne me titiller les orteils.

 

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Commentaires
C
La vérité plutôt un rêve-))
A
Qu'importe lequel dit la vérité, elle a cru à son rêve jusqu'au bout et c'est une très belle histoire.
C
Peut-être est-ce Paul qui se trompe dans ses souvenirs, moi j'opte pour cette hypothèse...
J
Les 2 autres s'appelaient Paul Tourenne et François Soubeyran. Il s'agit sans doute de ce dernier puisque Soubeyran est un nom du sud-ouest de la France.
J
Deux des Frères Jacques, André et Georges Bellec sont né à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) <br /> <br /> En leur honneur et pour te remercier de ta jolie histoire de Tante Bertha, suivre la piste et écouter "A Saint-Nazaire" sur le vinyle: "La chanson de Lola"<br /> <br /> http://helene.salmon.free.fr/hjf/disco.htm
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