vingt-trois ans

Je me sentais intellectuellement invincible puisque Jacques Sojcher, maître de conférences et professeur de philosophie à l'Université de Bruxelles avait jugé la critique que j'avais écrite dans "Le journal des poètes" à propos de son dernier ouvrage "La question et le sens" comme étant la plus fine et la plus pertinente parmi les autres. Il m'invita à partager un repas. Je me suis trouvé devant un petit bonhomme, presque chauve. Nous n'avons parlé ni de Nietzsche ni de Pascal mais d'un papier à tapisser dont il voulait revêtir le hall de son entrée. Il avait acheté ce papier en Angleterre. Il était si fin (on aurait dit du papier-alu) que personne ne voulait prendre le risque de le manipuler (Il devait coûter une fortune). Il devait dès lors faire appel à un tapissier anglais. Il me parla aussi de son aide-ménagère portugaise qui, lorsqu'elle était arrivée en Belgique, n'avait jamais vu de robinet d'eau courante. Aussi de son envie d'acheter une Alfa-Roméo rouge mais qu'il se sentait trop distrait pour conduire. Bref, une certaine complicité était en train de se nouer... à un point tel qu'il m'invita à la défense de thèse de doctorat qu'il devait soutenir. Je me rendis donc dans l'auditoire écouter Sojcher défendre " De la fiction poétique à la fable métaphysique: Pascal, Niezsche et l'oubli" ...pour autant que je me souvienne. J'étais là, esseulé parmi les col-cravattes, mes longs cheveux bouclés (une tignasse invraisemblable) roulant sur ma parka. C'était d'un chiant! Cependant, après l'exposé, tous les membres du jury se devaient d'y aller d'un commentaire. Tous étaient négatifs, malveillants. Je craignais que mon "ami" ne se fasse descendre et rate son doctorat. Lorsque la parole fut donnée au public, après quelques anodines remarques estudiantines, je me lançai et démontai, une à une, les analyses de chaque membre du jury du genre: "vous, Monsieur, vous avez dit X... c'est la preuve que vous n'avez pas compris que Mr. Sojcher cherchait à démontrer que Y était plus important que le X dont vous faites mention". J'étais lancé et je fulminais. Cependant, tout le monde, y compris Sojcher, paraissait mal à l'aise, ce qui me fut confirmé à la fin de la séance, lorsque Sojcher fut reçu avec 95% des points et qu'il me dit, en aparté, que c'était le "jeu"mais que mes remarques étaient pour le moins intelligentes et prouvaient que j'avais bien compris sa démonstration. Mais bon: quand on attaque un ami, je riposte. Plus tard, bien plus tard, nous avions rendez-vous. Il sortait de chez lui lorsque je me présentais. "Zut, dit-il, j'ai oublié. Je vais manger un bout avec Marcel Moreau. Tu nous accompagnes?". J'ai passé là une demi-nuit avec deux sommités et beaucoup de vin (Bon, j'exagère (quant aux sommités) mais je n'étais pas peu fier). Plus tard encore, notre relation s'est effilochée et nous ne nous voyons plus. Nous ne nous donnons même plus de nos nouvelles. J'en apprends, par les gazettes. Comme il a déménagé maintes fois, je ne sais si son hall d'entrée fut tapissé. Je parie qu'il ne sait pas que je vais tailler des haies, demain.