Livres
Quand je ne travaille pas, je lis; quand je ne travaille ni ne lis, j'écoute de la musique; ou j'écris; ou je regarde par la fenêtre (qui donne sur le dehors) ou je regarde la fenêtre de la télévision (qui donne... sur quoi donne-t-elle, en fait?). En 1972, lorsque nous sommes tombés dans le piège de la "magnifique fermette à retaper" et après avoir fait les aménagements nécessaires - car elle était vraiment "à retaper" -, deux des murs du salon furent couverts de livres. Ils vivaient là, endormis, parfois caressés du regard, comme une vaste toile qu'on finissait par ne plus voir ou comme une tapisserie qui s'abîmait ou une dent qui s'entartrait. Madame s'en alla puis fifille puis, bien plus tard, fiston. J'eus envie d'une autre décoration, dans le salon, et usai de leurs chambres désormais vides pour empiler, entasser ces volumineux volumes. Tout en montant cela au deuxième étage (le nombre de fois, caisse pleine, que je gravis les volées d'escalier!), je fis un tri entre les livres que je ne lirai plus jamais, ceux qui "on ne sait jamais", ceux qui m'avaient marqué, pour quelque raison que ce soit et ceux qu'il fallait obligatoirement garder car obligatoirement posséder (orgueil d'intellectuel oblige!). Je vendis des milliards de mots pour une tranche de pain - qui coûtait, à l'époque, beaucoup moins cher qu'actuellement - à une bonhomme qui me semblait sympathique lors d'une "Foire au livre d'occasion". Une certaine forme de solitude m'envahit et je laissai la maison se délabrer. Elle redevînt "fermette à retaper": les corniches fuyaient, les fenêtres fuyaient... bref, je fuyais moi-même, poursuivi par le matériel (l'humidité qui s'infiltrait partout, la non-envie de faire quoi que ce soit pour "dorer" le blason de mon lieu: seul mon bureau, mon clavier, mes pages blanches m'importaient... et la cuisine que j'adore faire lorsque je reçois des ami(e)s). Je ne sais ce qui m'a pris, voici une quinzaine de jours: j'ai appelé un bonhomme pour qu'il remplace mes corniches, me mette des Velux à la place de cette sorte de barbacane qui pourrissait, dans le toit de la pièce qui abritait les quelques mètres cube de bouquins qui me restaient, qui commençaient à souffrir de l'humidité. Nous sommes le dimanche 3 janvier. Depuis vendredi dernier, je transbahute les livres de l'ex-chambre de fifille (où doivent se tenir les travaux) vers la chambre de fiston. Une fois de plus, emplir des caisses et les vider, en tas, me disant que, lorsqu'ils- les travaux- seront terminés, j'y mettrai de l'ordre... s'ajoute à cela cette question très importante: quel ordre? Roman, poésie, livres de montagne, astronomie, sciences, format, maisons d'édition, alphabétique? Les livres sont là, en vrac. Evidemment, je ne parle pas des milliers - sans rire - de revues que je garde - car - (ah! orgueil, une fois de plus!)- j'ai écrit dans la plupart d'icelles. Emplissant les caisses, des souvenirs sont réapparus: de vieilles photos se sont échappées, des écrits de jeunesse (mais comment ai-je pu écrire aussi mal?), des textes d'amis - il fut une époque où ne doutions de rien (Je pense, entre autres, à ce petit recueil de poèmes d'un très cher ami qui n'avait pas hésité à titrer son oeuvre " Le bras coud l'horizon et l'oeil est un rivet". Nous nous voyons toujours et, lorsque l'occasion se présente, nous en rions encore. Cela date d'une quarantaine d'années!). Il m'a fallu un temps fou pour déménager ces livres, tant chacun d'entre eux suscitait une émotion. Les livres ne sont pas une évasion. Certains parviennent à nous remettre en face de notre quotidien ou de notre "presque" quotidien. Ils ne nous échappent pas: certains nous happent.